Présentation par Hervé-Elie Bokobza,
auteur de :
et entre autres :
(avec mes remerciements)
Le
texte qui va suivre est tiré des mémoires du Rabbi Yossef Itshak de Loubavitch
(1880-1950), appelé le Rabbi précédent. À la manière d’un écrivain, Yossef
Itshak dépeint, d’une manière très romancée, l’univers juif qui a précédé
l’émergence du Hassidisme. Courant de mystique juive fondée par le fameux R.
Israël Baal Shem Tov (1698-1760). Avant le Maître du Bon Nom, il existait une
lignée de maîtres initiés, appelés les baal shem, qui distillaient leurs
enseignements dans des sortes de confréries. C’est à partir des enseignements
ésotériques de ces sages initiés qu’est né le hassidisme. Choses rare pour le
Judaïsme de l'époque, les femmes de ces groupes de hassidim étaient
réputées pour leurs grandes éruditions. C’est ainsi que le Rabbi de Habad
relate l’histoire Déborah, femme juive très érudite, qui vivait à Vitebsk en
Biélorussie. La traduction est reprise telle qu'elle du livre « Les
mémoires du Rabbi de Loubavitch » publiée aux Éditions Kehot 1963.
Personnellement
j’ai un avis très nuancé sur ce genre de récit et d’une manière plus générale
sur la conception hassidique du Judaïsme, notamment en rapport avec la notion
de Rabbi de miracle etc… Dans le récit qui va suivre on peut en effet être
choqué par l’attitude du Rabbi de Na’houm qui lui annoncera que pour avoir un
enfant il lui faudra renoncer à sa propre vie ou à ses propres richesses! Ce
qui selon moi pose une question morale y compris d’un point de vue de la
halakha, du sacrifice d’une vie pour une autre. Je ne rentre pas ici sur la question
de la véracité du pouvoir thaumaturge du Tzadik (juste), mais sur l’idée que
cette histoire cherche à véhiculer par ce genre d'approche. Je le publie
néanmoins pour montrer l’ouverture d’un des plus grands rabbis de l’orthodoxie
juive en générale et du hassidisme en particulier dans l’éloge qu’il fait d’une
femme non pour ses qualités morales, qui ne manqueront pas de frapper aussi le
lecteur, mais pour son immense érudition, à une époque où les femmes n’avaient
quasiment pas accès à l’étude. Aussi lisons ce texte avec assez de détachement
pour avoir suffisamment d’affection pour cette femme et à travers elle pour
l’univers qui l’a vue évoluée.
Place à l’histoire… :
LES
MEMOIRES DU RABBI DE LUBAVITCH
CHAPITRE
XII
UNE
FEMME DE VALEUR
Déborah,
brillante étudiante de la Torah -
Vitebsk
au milieu des affres de la guerre russo-polonaise -
L'influence
de Déborah à Vitebsk - Vie pour vie -
Une
Yéchivah qui porte le nom d'une femme.
40.
Tzadok-Moïse
habitait chez un certain Samuel-Na'houm qui était un homme très sage et un Juif
craignant Dieu. C'était un grand savant de la Torah qui, en plus de ses vastes
connaissances, était expert en matière de commerce.
Bien
qu'il ne se soit jamais consacré directement aux affaires, il les comprenait si
bien qu'il devint l'arbitre de tous les litiges commerciaux et le conseiller
juridique des hommes d'affaires dans l'ennui. En réalité, c'était là sa façon
de gagner sa vie.
Samuel-Na'houm
avait une fille nommée Déborah qui était la seule survivante de ses nombreux
enfants, tous étant malheureusement morts dans leur enfance. On comprendra
facilement ce que Déborah représentait pour ses parents ! Ils la couvaient
littéralement !
Ils
redoutaient tellement qu'elle ait à subir le même sort que ses pauvres frères
et sœurs qu'ils imaginaient toutes sortes de choses susceptibles de la
protéger.
Ils
faisaient beaucoup d'aumônes en son nom et chaque année pour son anniversaire,
ils faisaient don au responsable
202
du cimetière, de bois neuf pour consolider la
barrière qui entourait celui-ci.
De
même ils donnèrent virtuellement Déborah à un couple âgé de leurs amis pour
qu'ils « l'adoptent ». Ce couple avait plusieurs enfants, tous vivants, et les
parents de Déborah espéraient que sa vie également serait sauve grâce à ses
liens avec cette famille.
Déborah
était une enfant très douée, ses parents l'adoraient et ne vivaient que pour
elle. Son père commença son instruction alors qu'elle n'était qu'une enfant de
cinq ans. Elle fit des progrès merveilleux et à huit ans elle apprenait déjà
'Houmache et les Prophètes !
A
dix ans, elle avait une connaissance approfondie de la Bible tout entière et
commença à apprendre la Michnah et le Choul'han-Aroukh. De plus, son père lui
apprit à lire et écrire le polonais aussi bien que les mathématiques.
Samuel-Na'houm ne voulait confier son
instruction à aucun maître. Il préférait surveiller lui-même ses études.
Et
il pouvait à juste titre être fier de son élève et de son enseignement car à
l'âge de quinze ans, elle étudiait Guémara avec Rachi !
A
dix-huit ans elle épousa un jeune homme très distingué, fils d'un Juif connu et
respecté de Minsk, et elle vécut heureuse avec lui pendant dix ans durant
lesquels son mari gagnait largement sa vie grâce à ses affaires. Déborah était
une heureuse épouse et une heureuse mère. Elle se sentait très heureuse d'avoir
un mari aussi affectueux et des enfants aussi adorables, deux filles et un
fils.
Puis
la tragédie pénétra dans sa vie si totalement que si ce n'avait été pour son
grand courage et son esprit indomptable, elle n'aurait jamais pu la surmonter
comme elle le fit.
Les
deux filles de Déborah moururent au cours d'une épidémie qui sévit parmi les
enfants du district, et, pour ajouter à sa pleine coupe de douleur, son mari
tomba sérieusement malade et mourut lui aussi dans l'année.
203
La
pauvre veuve, emmenant son fils orphelin, se retira chez ses parents, mais la
mort semblait décidée à la poursuivre, car trois ans plus tard, le seul enfant
qui lui restait tomba malade et suivit ses deux sœurs dans la tombe !
Une
autre femme à sa place aurait sûrement perdu la raison; car n'avait-elle pas
perdu pratiquement tous ceux qui lui étaient chers? Pour qui allait-elle vivre
désormais?
Elle
s'efforça de cacher son chagrin à ses parents car ils avaient le cœur brisé par
sa souffrance. Elle se montrait donc calme en leur présence et si elle sentait
que l'effort était trop dur pour elle, elle allait dans sa chambre et se
laissait aller à son chagrin dans un déluge de pleurs et de sanglots.
C'était
une femme sage et elle comprit qu'elle devait se ressaisir et voir ce qu'elle
pourrait faire dorénavant pour mener une vie utile et vraiment justifier son
existence.
Alors elle se plongea plus que jamais dans
l'étude et les œuvres sociales.
Elle
pria le Tout-Puissant de la guider dans le droit chemin et Le supplia de lui
accorder force et sagesse pour enseigner tout ce qu'elle avait eu la chance
d'apprendre de son père, à ses sœurs juives de Minsk. Ainsi elle ne se sentirait
pas si solitaire et inutile.
Déborah
avait deux amies d'enfance qui avaient également étudié comme elle mais. qui
n'étaient pas aussi brillantes qu'elle-même. Maintenant, toutes trois devenues
adultes, avaient l'habitude de se réunir pour étudier ensemble la Torah. Elles
instituèrent des cercles d'étude parmi les jeunes femmes juives de Minsk et
leur firent des conférences sur tous les devoirs d'une vraie fille d'Israël.
Ces
cercles devinrent si populaires et prirent une telle extension que Déborah
était très occupée à faire des conférences ici et là, partout. Elle était
excellente oratrice et c'était un plaisir d'écouter sa voix claire, émouvante,
et son explication limpide.
204
Déborah
trouvait une grande consolation dans. son travail car, en aidant les autres,
elle calmait en même temps la peine de son cœur douloureux.
A cette époque elle étudiait les trois livres
suivants :
Job, l'Ecclésiaste et les Proverbes.
Dans le Livre de Job Déborah apprit ce qui
avait trait au jugement et au châtiment
de Dieu.
L'Ecclésiaste lui montra la vanité du monde
et des soit disant plaisirs humains,
Le Livre des Proverbes lui enseigna la vraie
vie spirituelle.
Elle
connaissait ces trois livres avec tous leurs commentaires et elle réalisa
qu'elle pouvait les étudier continuellement et y trouver toujours quelque chose
de nouveau et d'important.
Tzadok-Moïse
se prit bientôt d'admiration pour cette femme extraordinaire si pleine de
courage et d'enthousiasme pour le bien et le progrès de ses semblables, oubliant
ses propres tragédies et s'associant aux espoirs et aux ambitions des autres.
Il
sentait qu'elle serait la compagne idéale pour son maître, l'ermite Na'houm,
mais comment pourrait-il les amener en présence l'un de l'autre ?
Deux semaines avant son départ de Minsk,
Tzadok-Moïse aborda le sujet avec son hôte, le père de Déborah. Il parla
longuement de son maître, disant quel homme extraordinaire c'était et, à son
avis, quel bon mari ce serait pour Déborah. Il dit que, naturellement, il
fallait d'abord qu'il parle à Na'houm avant qu'on puisse discuter de l'affaire,
mais attendu qu'il était là il pensait qu'il aimerait connaître l'opinion de
Samuel-Nahoum quant à sa suggestion.
Samuel-Na'houm
était très intéressé mais il dit qu'il faudrait consulter Déborah avant qu'une
proposition quelconque puisse être faite à Na'houm.
Quand
on aborda la question avec Déborah, elle fut très raisonnable. Elle dit qu'elle
était curieuse de rencontrer
205
Na'houm
puisqu'il semblait tellement extraordinaire, mais on ne pouvait s'attendre à ce
qu'elle s'engage à dire si oui ou non elle voudrait le prendre pour époux avant
de l'avoir vu !
En
effet, disait Déborah, il serait contraire à la Torah de s'engager dans une
promesse de mariage avant de s'être vus mutuellement. Elle montra son
érudition, arguant que l'interdiction exprimée par le Talmud de conclure des
fiançailles sans avoir vu la future, se basait sur la crainte qu'ensuite le
fiancé reprocherait un défaut physique à sa fiancée lorsqu'il la verrait, et de
cette façon compromettrait la bonne entente dans leur foyer; or cela s'oppose
de façon flagrante à l'injonction du verset : « Tu aimeras ton prochain comme
toi-même ». Or, ce dernier verset n'étant pas une Mitzvah à accomplir à un
moment précis, s'adresse tant à la femme qu'à l'homme. Il n'y a donc aucune
raison pour que l'interdiction ne s'adresse pas autant à la fiancée qui n'a pas
le droit de s'engager dans une union, avant d'en avoir vu l'autre partenaire,
qu'au fiancé lui-même.
Son
père, de son côté, lui répondit en citant Maïmonide que l'expression employée
contre les unions conclues sans entrevue n'était pas une expression
d'interdiction totale, mais plutôt un conseil. Si tu veux que ton union soit un
succès, alors, dit le Talmud, ne t'engage pas avant d'avoir eu une entrevue.
Mais
Déborah réfuta l'assertion de son père, en prouvant qu'en réalité le Talmud
entendait interdire, et non seulement déconseiller des fiançailles sans
entrevue. Elle cita le Talmud qui insiste sur les graves conséquences que peut avoir
une telle union.
Il
fut convenu qu'on ne parlerait pas de mariage mais qu'on arrangerait une
rencontre entre Na'houm et Déborah.
Tzadok-Moïse
n'était pas un grand savant mais il était suffisamment instruit pour suivre la
discussion entre Déborah et son père et il était éperdu d'admiration devant
l'étendue de son savoir.
206
C'est
ainsi que Tzadok-Moïse repartit pour Vitebsk, plein d'enthousiasme à l'idée de
la rencontre entre Na'houm et Déborah. Il décrivit Déborah à Na'houm en des
termes si chaleureux, que ce dernier accepta de se rendre à Minsk afin de faire
la connaissance de cette femme extraordinaire,
La
visite fut faite et Na'houm et Déborah se trouvèrent dignes l'un de l'autre.
Ils se fiancèrent et peu de temps après se marièrent.
Tzadok-Moïse
suggéra que Déborah se charge dorénavant des affaires et des comptes de son
mari et Na'houm dit qu'il y consentait volontiers si Déborah le désirait. Il
était trop content qu'on ne lui demande pas à lui de passer son temps à
s'occuper de ses affaires.
Déborah
se révéla rapidement une femme d'affaires très capable, qui savait calculer et
surtout qui faisait preuve d'une grande compréhension envers ses employés. Tous
l'adoraient pour ses manières bienveillantes et l'intérêt qu'elle leur portait,
Evidemment
Déborah avait le plus grand respect et la plus grande estime pour les étudiants
de la Torah, mais dans ses rapports avec ses semblables elle ne faisait aucune
distinction et traitait tout le monde, savant ou non, riche ou pauvre, avec
respect et bienveillance.
En
l'espace de quelques mois elle s'était affirmée en tant que chef à la tête des
affaires de son mari, mais à part cela elle s'était fait une réputation dans le
domaine de l'instruction juive parmi les hommes aussi bien que parmi les femmes.
Mais naturellement elle concentrait ses efforts plus spécialement parmi les
femmes, qui avaient beaucoup plus besoin d'elle.
Elle
avait été si habituée au fait que les femmes de Minsk étaient instruites que
l'ignorance effrayante des femmes de Vitebsk la choquait profondément. En même
temps cette ignorance éveillait en elle un sentiment de pitié quand elle
constatait que pendant si longtemps elles avaient été si lamentablement
négligées. Déborah décida de changer
207
ce
déplorable état de choses aussi vite que possible, et se mit à organiser des
cercles d'étude pour les femmes comme elle l'avait fait à Minsk. Elle attira
aussi l'attention sur le manque d'institutions destinées à s'occuper des
malades et des nécessiteux et montra l'exemple en ce qui concernait leur
fondation et leur entretien.
Elle
était certainement très occupée et menait une vie réellement très pleine ! Elle
était très heureuse d'avoir un mari aussi merveilleux mais elle sentait qu'il
vivait trop retiré du monde et de ses problèmes et que ce n'était pas bien.
Elle lui en parla un jour, mais il dit
doucement :
- Ma
chère femme, je suis sûr que tu te passes parfaitement de moi, alors pourquoi
me mêler maintenant à ces questions matérielles? Tu sais que je pense que mon
devoir réside dans l'étude et la prière et il n'y a pas place dans une telle
vie pour quoi que ce soit d'autre.
Mais
Déborah ne voulait pas en rester là et elle se mit à citer des exemples de tous
les grands Tannaïm et Amoraïm qui trouvaient le temps de
s'occuper de leurs intérêts matériels aussi bien que de leurs intérêts
spirituels.
-
Cher Na'houm, tu sais sûrement ce qui est dit dans Taânith, page 9, au
sujet de Rabbi Daniel Bar Katina qui allait dans son jardin tous les jours pour
contrôler le programme du jardinage de la journée. Rappelle-toi aussi que dans Nédarime,
page 62, on nous parle de Rav Achi qui faisait du commerce même avec des
adorateurs du feu, expliquant que ce n'était pas contre la loi.
Déborah
cita le cas de nombreux Tannaïm et Amoraïm qui amassèrent des
fortunes ou les reçurent en héritage, et termina son argumentation en se
référant à la parole de nos Sages disant que « la Torah sans le travail aboutit
au néant »,
Mais
Na'houm dit que son maître le grand Parouche de Cracovie affirmait que
le mot « travai » signifiait « service »
208
du
Tout-Puissant, Na'houm la supplia d'admettre que son mode de vie était le bon
et de le laisser continuer à vivre comme auparavant. Cependant Déborah insista,
car elle croyait fermement que son mari devait s'occuper dans une certaine
mesure de choses plus matérielles et vivre une vie plus complète. Aussi
l'aborda-t-elle sous un autre angle.
-
Alors écoute, sais-tu si oui ou non tu remplis la Mitzvah de donner Maâsser (la
dîme) en aumônes ? Tu devrais vérifier tes comptes et ce n'est que de cette
façon que tu pourrais le savoir.
Na'houm
dut admettre qu'il ne l'avait jamais fait mais qu'il s'était contenté de faire
l'aumône au hasard. Il objecta que cela lui prendrait plus de temps qu'il ne
pouvait se le permettre s'il devait calculer le chiffre exact du « Maâsser ».
Déborah
l'assura qu'elle avait tenu les comptes entièrement à jour et qu'avec très peu
de peine ils pourraient relever les sommes que Na'houm avait données en aumônes
depuis qu'il avait hérité la fortune de son père et ce qu'il aurait dû verser.
Na'houm
fut non seulement surpris de constater que sa femme était un chef d'une telle
capacité pour ses affaires, mais sa connaissance étendue de la Torah le
laissait abasourdi ! Il se rendait de plus en plus compte du trésor que
représentait pour lui une semblable épouse et son respect et son admiration
pour elle s'accrurent énormément.
Maintenant
qu'il pensait à elle et à la place qu'elle occupait, il réalisait aussi quel
changement avait occasionné son arrivée, non seulement dans sa propre maison
qui était devenue un véritable « centre d'accueil et de conseil des
Sages » mais à Vitebsk en général où son influence était ressentie et appréciée
dans tous les domaines de l'activité sociale et de l'instruction !
Ce
qu'il ignorait, était que Déborah trouvait le temps d'étudier le Talmud tous
les jours et qu'elle étudiait le « Chass » (l’intégralité du Talmud) pour
la deuxième fois déjà !
209
41.
En
5414 (1654) la guerre éclata entre la Pologne et la Russie. Les combats se
déroulèrent dans la région comprise entre Vitebsk et Smolensk et durèrent
treize ans !
Pendant
ce temps les commerçants de Vitebsk furent occupés à fournir au gouvernement tout
ce qui était nécessaire à habiller et nourrir l'armée. En 5427 (1667) le
Général Chérémétiev prit Vitebsk et arrêta la plupart des marchands, les
déportant dans les profondeurs de la Russie.
On
les garda prisonniers pendant trois ans avant de les libérer et de les renvoyer
finalement dans leurs foyers.
Mais
rien, pas même cette longueÒ guerre, n'avait affecté Vitebsk et sa communauté
juive comme la venue de Déborah.
Quand
elle était arrivée elle avait trouvé la prospérité matérielle mais la décadence
spirituelle. Chez les femmes, en particulier, elle avait trouvé un niveau
spirituel très bas.
Mais
comme le tableau était différent maintenant! Elle avait organisé des
établissements pour l'enseignement de la Torah, des institutions charitables et
des centres pour la propagation de l'instruction juive.
Déborah
vit que tous ses efforts pour faire sortir son mari de sa retraite étaient
vains, et décida qu'en l'occurrence elle ne pouvait faire rien de mieux que
d'accepter la situation d'aussi bonne grâce que possible. Car après tout, elle
reconnaissait et estimait les qualités morales exceptionnellement élevées de
son saint mari.
Dans
ces circonstances elle comprit et accepta le fait qu'il passait moins de temps
avec elle que les autres maris avec leurs femmes, mais elle savait comment
utiliser au
mieux ses loisirs.
Il y
avait dans la bibliothèque de son mari une merveilleuse collection de livres
qui avaient été transmis de père en fils pour plusieurs générations ; quand
elle en avait le temps, Déborah s'y rendait et cherchait parmi les livres
jusqu'à ce qu'elle en trouve un qui retînt son attention. Il
210
y
avait toutes sortes de livres sur toutes sortes de sujets, et, avec sa soif de
savoir. soif qui ne pouvait jamais être étanchée, Déborah était la personne la
plus heureuse du monde quand on la laissait à son festin de littérature !
Déborah
sentait que ces trésors littéraires de son mari valaient mille fois plus que
ses trésors matériels. Oui, Déborah était une femme heureuse.
Comme
nous l'avons déjà dit, les principales activités de Déborah étaient consacrées
aux femmes juives de Vitebsk. En premier lieu elle faisait appel à leurs cœurs
bons et féminins et leur demandait de l'aider dans ses diverses œuvres
charitables.
Elles
étaient tout à fait prêtes à l'aider volontiers à établir des organisations et
des institutions charitables. Ceci donnait à Déborah de plus amples occasions
de les influencer aussi dans d'autres directions.
Toutes les femmes l'acceptaient comme chef et
guide, reconnaissant ses qualités et ses dons supérieurs.
C'est
ainsi que lorsqu'elles se réunissaient, Déborah saisissait l'occasion de les
entretenir aussi de sujets religieux. Elle leur contait des récits du Midrache,
des proverbes de nos Sages, des « Dinnime » d'un intérêt et d'une signification
particuliers pour les femmes et elles l'écoutaient très volontiers puis
avidement, car Déborah avait un merveilleux pouvoir d'éloquence et c'était un
véritable plaisir de l'écouter ! Elle leur parlait simplement et toutes la
comprenaient sans difficulté. A cette époque existait déjà un
« Taïtch-'Houmache » (‘Houmache en traduction Yiddiche) imprimé
spécialement pour les femmes, et Déborah leur en lisait des passages et les
encourageait à le lire toutes seules.
Mais
Déborah ne se contentait pas de s'occuper d'une seule section de la communauté
juive. Son ambition était de voir tout Vitebsk devenir un centre de science
juive. Et pourquoi pas ? Ce n'était qu'une question de temps pour que
211
Vitebsk puisse devenir aussi « littéraire »
que Minsk ou toute autre ville juive célèbre.
Depuis
son enfance, Déborah se rappelait avoir vu des étudiants de Yéchivoth qui
venaient manger « Teg » (les repas quotidiens) chez ses parents et plus
tard elle maintint cette coutume dans sa propre maison. Mais ici à Vitebsk où
il n'y avait qu'une petite Yéchivah plus ou moins réservée aux étudiants
locaux, on n'avait pas jugé nécessaire d'introduire cette pratique et, même si
la nécessité s'en était fait sentir, les gens de Vitebsk n'étaient pas habitués
à une telle organisation.
Déborah
décida qu'il serait bon pour les Juifs de Vitebsk de pratiquer une telle
innovation, car elle enseignait les vertus de l'hospitalité, aussi en
parla-t-elle à son mari pour voir quel serait leur meilleur plan de campagne.
Pensant
que la charité devait commencer chez soi, et qu'ils devaient montrer l'exemple,
elle suggéra à son mari qu'il choisisse cinq ou six jeunes gens parmi les
étudiants de la Yéchivah locale et les envoie dans l'une des fameuses Yéchivoth
de Cracovie ou de Prague. Ils y resteraient à ses frais jusqu'à ce que leur
instruction ait atteint un degré assez élevé pour qu'ils puissent revenir à
Vitebsk et donner aux étudiants le bénéfice de leur instruction et de leur
savoir supérieurs. Ils seraient les pionniers d'une génération d'hommes
instruits de la Torah.
Comme
cela demanderait évidemment plusieurs années, Déborah proposa que Na'houm
désigne quelqu'un qui se rendrait dans les grandes et célèbres Yéchivoth de
Minsk, Sloutzk, Brisk et Wilno, pour y choisir des maîtres convenables disposés
à venir s'installer à Vitebsk avec leurs femmes et leurs enfants, à condition
qu’ils acceptent d'habiter et d'enseigner dans les districts où ils seraient
affectés.
Le
but recherché, naturellement, était que tout le territoire soit couvert et que
l'instruction religieuse de toute la communauté soit assurée.
Na'houm y consentit volontiers et nomma Rabbi
Moché,
212
le
fils de son ancien maître, le saint Gaon Yékouthiel-Zalman de Cracovie, comme
étant la personne la plus indiquée pour choisir les maîtres nécessaires.
Na'houm
précisa à Rabbi Moché qu'il assumait toutes les dépenses, y compris l'entretien
des maîtres et de leurs familles durant leur séjour à Vitebsk. Il stipula
cependant, qu'ils ne devaient pas savoir que Na'houm payait leurs salaires. Il
préférait demeurer leur bienfaiteur anonyme.
Cependant,
continua Na'houm, s'il y avait à Vitebsk des gens qui souhaitaient contribuer
aux frais de l'instruction, on pouvait accepter leur argent et le distribuer
aux bonnes œuvres.
Il voulait absolument assumer à lui seul les
frais de cette réalisation.
Le
projet prit beaucoup de temps et de réflexion avant d'être mené à bien, comme
on pouvait s'y attendre, et c'est quelque neuf mois plus tard que Rabbi Moché
termina sa mission et revint à Vitebsk avec dix maîtres qui répondaient aux
exigences formulées par Na'houm et Déborah.
La
venue de ces maîtres finit par attirer à Vitebsk d'autres étudiants parmi
lesquels se trouvait un certain Rabbi Ephraïm-Sim'hah.
Avant
longtemps, on put entendre dans toute la ville de Vitebsk, les suaves accents
de la Torah! Des « Chiourime » furent organisés de façon à permettre à
ceux qui voulaient y assister, de le faire sans trop se déplacer. De même, les
horaires étaient fixés de façon très commode.
Tout
étant mis en œuvre pour les encourager, les Juifs de Vitebsk commencèrent à se
rendre aux « Chiourime » un à un, puis progressivement les gouttes se
transformèrent en rivières, car les « étudiants » s'intéressaient de plus
en plus aux leçons.
Très
rapidement les habitants de tous les âges, jeunes et vieux trouvèrent tout
naturel de se rassembler pour entendre « une parole de Torah » , Le rêve
de Déborah de
213
faire de Vitebsk un centre de Torah se muait
progressivement en une magnifique réalité !
Tout cela se passa en moins de temps qu'il
n'en faut pour l'écrire.
Il y
avait dix ans que Déborah avait parlé de ce projet à son mari pour la première
fois et la transformation de Vitebsk était très nette.
Bien
que Na'houm ait été peu disposé à changer ses habitudes, lui aussi avait été
influencé par l'énergie de sa femme. Peu à peu il était sorti de son isolement
et s'était intéressé à la vie qui se déroulait autour de lui.
C'étaient
les professeurs, venus des diverses Yéchivoth, qui avaient tout d'abord éveillé
son intérêt. Il se mit à les rencontrer et à discuter avec eux des sujets de la
Torah. Cela sembla mettre un terme, dans une certaine mesure, à sa période
d'isolement. A l'occasion, il s'informait même de questions concernant ses
affaires !
Déborah
était enchantée d'accueillir ces talmudistes chez elle, et de voir à quel point
Na'houm se plaisait en leur compagnie et était heureux de participer aux leçons
« Pilpoul » auxquels ils se livraient.
42.
Ce
furent des années vraiment heureuses pour Na'houm et Déborah, mais leur bonheur
était assombri par l'absence d'enfants. Si seulement ils avaient pu avoir un
fils pour continuer leur nom, comme ils auraient été heureux ! Ils avançaient
en âge et leurs espoirs allaient s'amenuisant.
Sur ces entrefaites, ils eurent un hôte très
particulier.
Rien
de moins que le célèbre savant, saint et expert de la Kaballah, Rabbi
Moché-Gherchon, disciple du Gaon Rabbi Eliahou, qui était connu à cette époque
sous le nom de « Baal-Chem de Worms ».
Pendant de nombreuses années, Rabbi
Moché-Gherchon
214
avait étudié avec le fameux Rabbi Pinéhas, à
Fulda, en Allemagne.
Na'houm
fut vraiment très ému d'accueillir un visiteur aussi distingué et il rechercha
toutes les occasions de discuter avec lui des sujets de la Torah.
Ils
trouvèrent de nombreux sujets de conversation et Na'houm se sentait tellement
attiré par lui qu'il pouvait lui parler de tout sans aucune réserve.
C'est
ainsi qu'il en vint à lui confier les secrets les plus intimes de son cœur et
il lui parla de la peine qu'il n'avait jusque-là révélée à personne, le fait
qu'il n'avait pas d'enfants.
Rabbi
Moché-Gherchon l'écouta avec une grande compréhension et lui dit alors avec
bonté : « Vous savez, mon cher ami, qu'il n'existe personne au monde qui ait
tout ce que son cœur désire. Dans la vie l'homme recherche trois bienfaits :
Avoir des enfants, être riche, vivre vieux.
« Le
Tout-Puissant vous a déjà accordé la richesse et une longue vie. Vous ne pouvez
pas espérer aussi le troisième bienfait, des enfants,
«
Cependant, si vous êtes convaincu que vous préférez avoir des enfants, vous
devez être prêt à renoncer à l'un des deux autres bienfaits. »
Les
paroles de Rabbi Moché-Gherchon firent sur Na'houm une profonde impression.
S'isolant de tout le monde, il passa de nombreux jours à étudier son problème
en silence, s'efforçant de trouver la juste réponse.
Finalement,
il sortit de sa retraite et alla trouver Rabbi Moché-Gherchon lui disant qu'il
était disposé à renoncer volontiers à l'une des choses qu'il possédait déjà -
la richesse (ses affaires avaient prospéré de façon extraordinaire) ou une
longue vie (il avait à cette époque plus de soixante ans).
Quand
Na'houm eut informé Rabbi Moché-Gherchon du choix qu'il avait fait, ce dernier
lui donna sa bénédiction en souhaitant qu'il en soit fait selon le désir de
Na'houm.
215
Un
an ne s'était pas écoulé depuis la bénédiction du Rabbin que Déborah s'aperçut
un jour qu'elle attendait un enfant, mais elle hésitait à le dire à son mari.
Elle était inquiète à la pensée que l'enfant pourrait avoir le même sort que
les enfants infortunés de son premier mariage.
Quand
trois mois se furent écoulés Déborah décida qu'elle ne pourrait pas dissimuler
plus longtemps le fait qu'elle était enceinte et qu'elle ferait aussi bien de
le dire à son mari.
Elle vint à lui et lui dit avec joie la bonne
nouvelle, en lui cachant ses craintes.
Il
accueillit la nouvelle très joyeusement lui aussi, bien que cela signifiât
qu'il mourrait bientôt. Il se rappelait que Rabbi Moché-Gherchon lui avait
offert le choix entre trois bienfaits : une longue vie, la richesse ou un
enfant.
Eh
bien, ses affaires étaient à tout prendre plus prospères que jamais, et voici
qu'un enfant s'annonçait, Dieu soit loué. Cela signifiait évidemment qu'il
allait bientôt rencontrer le Dispensateur de la vie ou de la mort.
Il
n'en dit rien à sa femme qu'il aimait et à laquelle il ne voulait pas causer de
peine, mais de nouveau se retira selon son ancienne habitude, passant sa vie
solitaire dans la prière, la contemplation et l'étude.
Na'houm
se retira complètement de la société de ses semblables et consacra tout son
temps à la « Téchouvah » se préparant à quitter la vie d'ici-bas.
Il
s'affaiblissait de plus en plus, mais quand il sortait de sa chambre pour aller
vers Déborah il cherchait à agir comme si de rien n'était.
Sa mort advint rapidement, au grand chagrin
de sa femme aimante et au grand regret des Juifs de toute la communauté de
Vitebsk, qui déplorèrent la mort de ce grand personnage.
Quand
vint son terme, Déborah donna naissance à une fille qu'elle nomma Ne'hamah
d'après le nom de son mari Na'houm.
216
Aux
termes de son testament, la fortune et les biens de Na'houm furent divisés en
trois parties, la première destinée aux œuvres de bienfaisance, la seconde à sa
femme Déborah, et la troisième à son enfant.
Il
avait également laissé une lettre scellée qui devrait être ouverte le jour où
son enfant atteindrait l'âge de « Bar-Mitzvah ». pas avant.
Déborah
éleva sa fille comme elle l'avait été elle-même, lui donnant des maîtres
particuliers afin qu'elle puisse devenir instruite en la Torah comme elle-même.
Elle surveillait son éducation en général afin qu'elle devienne une digne fille
d'Israël.
Pendant
ce temps, Déborah continuait à diriger les affaires de son défunt mari avec le
même succès qu'auparavant et elle distribuait les aumônes d'une main généreuse.
Il y
avait maintenant vingt-cinq ans qu'elle était arrivée à Vitebsk et il y avait
une grande amélioration dans la population juive de la ville, au sens spirituel
et culturel.
Il y
avait beaucoup plus de Talmud-Torah et le nombre des étudiants de la Yéchivah
s'était énormément accru. Ils venaient pour la plupart de la ville même ou des
districts avoisinants.
La ville avait également attiré un assez
grand nombre de savants.
Cependant,
ce qui était le plus remarquable était le changement incroyable survenu parmi
les femmes de Vitebsk! Maintenant elles étaient toutes capables de
« davénenn » (prier) et, avec l'aide du « Tzéénah-Ouréénah » et
autres « Té'hinoth » en Yiddiche, elles avaient acquis une
connaissance de plus en plus approfondie des sujets juifs importants.
Quand
vint l'époque de la « Bar-Mitzvah » de Né'hamah, on ouvrit la lettre scellée
laissée par son père avant sa mort, et c'est alors qu'on apprit que Na'houm
avait su qu'en recevant la grâce d'avoir un enfant pour continuer son nom après
lui, il était condamné à mourir.
217
La
lettre stipulait que Déborah devrait instituer une Yéchivah au nom de leur
enfant et que le coût de sa construction et de son entretien seraient prélevés
sur les fonds de l'héritage de l'enfant.
C'est
ainsi qu'en 5457 (1697) une Yéchivah fut construite dans la partie de Vitebsk
connue sous le nom de « Grand côté » et appelée « la Yéchivah de Néhamah fille
de Rabbi Na'houm Tevels », Les femmes, en général, l'appelaient « la Yéchivah
de Né'hamah fille de Déborah », en hommage à la popularité bien méritée de
la veuve Déborah.
Parmi
les savants réputés qui vinrent à Vitebsk à peu près à cette époque, se
trouvait Rabbi Sim'hah-Zélig aussi connu sous le nom de « Génie de Stavisk ».
Il
avait passé dix ans dans la solitude afin de pouvoir se consacrer entièrement
et exclusivement à l'étude de la Torah.
Il
fut nommé chef de la Yéchivah ci-dessus et, en moins de deux ans, cent trente
étudiants assistaient aux cours de la Yéchivah, ce qui était très satisfaisant
étant donné les circonstances.
Cependant,
Rabbi Sim'hah-Zélig ne resta pas longtemps à la tête de la Yéchivah car il
préférait retourner à sa vie de solitude, consacrant tout son temps à l'étude
de la Torah.
Malgré l'ascension spirituelle de Vitebsk, la ville
ne pouvait toujours pas être comparée à Minsk en tant que centre de la Torah,
non plus qu'à Sloutzk ou Brisk et certainement pas à Wilno, qui était dès cette
époque reconnue
comme la capitale de l'étude de la Torah.
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