Délation, collaboration, trahison, hier et aujourd'hui

LA DELATION A DES NAZIS OU A DES DIHADISTES EST TOUJOURS UNE INFAMIE, et encore plus quand elle sert des intérêts carriéristes. ELLE EST UN ACTE DE TRAHISON ET DE COLLABORATION EN LES AIDANT DANS LEURS PRISES DE POUVOIR. 




André Comte-Sponville :

A. C.-S.: Nous sommes marqués par le traumatisme de l'Occupation. Il y a eu tellement de dénonciations de résistants, de juifs, de clandestins auprès de la Gestapo ou des autorités de Vichy que l'idée même de dénonciation est devenue suspecte. Contrairement à ce que beaucoup croient, ce n'est pas la dénonciation qui fait la délation, ce sont ses motivations - haine, appât du gain, amour propre. Quand Serge Klarsfeld dénonçait des criminels nazis réfugiés en Amérique du Sud, personne ne le traitait de délateur. Tout le monde voyait en lui un militant de la justice et de la mémoire. Quand Zola publiait son J'accuse pour débusquer les trucages des antidreyfusards, personne ne l'a taxé, lui non plus, de délation. Quand quelqu'un accuse les parents d'un enfant maltraité, on applaudit l'acte citoyen. Et celui qui dénonce une bande de voyous sévissant dans un quartier de banlieue n'est pas davantage un délateur.  

A. C.-S.: La dénonciation peut être acceptable, voire moralement estimable, quand elle est le moyen le plus efficace, ou le seul, de protéger des victimes. Ce peut être le cas pour des viols ou des mauvais traitements à enfant. Deuxième cas: quand le coupable est plus puissant que vous ou que sa victime. Ce n'est pas la même chose de dénoncer son supérieur ou son subordonné. Troisième cas: quand l'intérêt public est gravement menacé, par exemple, dans des affaires de pollution, de corruption, de santé publique ou d'atteinte à la sûreté de l'Etat et à la démocratie. Quatrièmement, quand la dénonciation réduit la quantité globale de souffrance et d'injustice. Enfin, la dénonciation est moralement acceptable quand elle n'apporte au dénonciateur aucune gratification financière ou matérielle. 



Boris Cyrulnik est né dans une famille d'immigrés juifs d'Europe centrale et orientale (son père était russo-ukrainien et sa mère polonaise) arrivés en France dans les années 19306. Son patronyme signifie « barbier chirurgien » en russe. Son père, ébéniste7 s'engage dans la Légion étrangère8. L'identité de sa mère semble ne pas être clairement établie, car elle est prénommée tantôt Rosa9,10,11, tantôt Nadia12 selon les sources. Durant l'Occupation, ses parents le confient en 194213 à une pension pour lui éviter d'être arrêté par les nazis, pension qui selon ses dires le placera ensuite à l'Assistance publique bien que ce récit ne soit pas conforté par d'autres sources11. Il y est recueilli par une institutrice bordelaise, Marguerite Farge, qui le cache chez elle rue Adrien-Baysselance8. Mais, le 10 juin 194413,7, au cours d'une rafle, il est regroupé avec d'autres Juifs à la grande synagogue de Bordeaux8. Il dit depuis la fin des années 2000 être parvenu à se cacher dans les toilettes8, évitant ainsi le sort des autres raflés emmenés vers la gare Saint-Jean pour y être déportés, bien que dans un récit antérieur10 il ait dit avoir été délogé de sa cachette, emmené dehors avec les autres et sauvé alors par une infirmière, version confortée par plusieurs autres sources11,14. Il est ensuite pris en charge et caché par un réseau, puis placé comme garçon de ferme, sous le nom de Jean Laborde, jusqu'à la Libération8. Ses parents, eux, meurent en déportation7. Il est recueilli à Paris par une tante maternelle, Dora, qui l'élève. Il déclare plus tard que c'est cette expérience personnelle traumatisante qui l'a poussé à devenir psychiatre7.
 Ça fait soixante-quatre ans que je n’ai rien pu dire, c’est la première fois que je le fais. Je me rappelle, j’habitais ici. Et puis un jour, ou plutôt une nuit – c’était tôt le matin quand j’ai été arrêté –, la rue a été barrée de chaque côté par des soldats en armes. C’étaient des Allemands, mais j’ai été arrêté par la police française.
Il y avait des camions en travers de la rue et puis, devant la porte, une traction avant avec des inspecteurs en civil, des inspecteurs français qui étaient là pour arrêter un enfant de six ans et demi ! » B. C.
Boris Cyrulnik évoque, dans ce livre très personnel, son enfance, son arrestation, son évasion et surtout l’insoumission aux hommes et aux idées.
Boris Cyrulnik est neuropsychiatre et directeur d’enseignement à l’université de Toulon. Il est l’auteur d’immenses succès, notamment Un merveilleux malheur, Les Vilains Petits Canards et Autobiographie d’un épouvantail.



Par Robert Habel - 27.08.2014 06:00
Boris Cyrulnik: «Les djihadistes me rappellent les nazis»

Que vous inspirent les guerres qui ravagent l’Irak, Gaza, l’Ukraine?
L’été est meurtrier parce que les idéologies sont redevenues meurtrières. La violence, jusqu’aux années 60, était adaptative. J’ai connu l’époque où les ouvriers travaillaient douze heures par jour et six jours par semaine. Le travail était violent, les rapports sociaux aussi. Quand je suis venu au monde, en 1937, il n’y avait pas de caisse de retraite, pas de sécurité sociale, donc la violence des hommes était une valeur pour s’adapter à la violence du monde. Les femmes méprisaient d’ailleurs les hommes non violents. Elles les appelaient femmelettes, omelettes… Les mères méprisaient leur fils s’il n’était pas bagarreur. Et puis, après les années 60, il y a eu la croissance économique et l’émergence des droits de l’homme. On s’est demandé alors si la violence était vraiment, dans notre société, une manière de vivre ensemble et d’être heureux.

La violence a commencé à être mal vue?
La violence n’était plus adaptée à un contexte de paix. On s’est rendu compte qu’elle n’apportait que du malheur: violence conjugale, violence familiale, violence culturelle, violence de la guerre. La violence que l’on voit ressurgir aujourd’hui n’est pas due à une réadaptation à un contexte de violence, mais à l’émergence d’une idéologie totalitaire: l’islamisme, le djihadisme. On voit réapparaître la violence la plus effroyable pour défendre un Dieu. C’est un retour à la barbarie.
En Irak, les djihadistes de l’Etat islamique ont une logique purement nazie: ils exterminent les autres, qu’ils soient chiites, alaouites, yazidis, chrétiens…
On retrouve le nazisme des années 30: les mêmes mots, les mêmes phrases, les mêmes images. Les islamistes répètent un discours totalitaire: il n’y a qu’un Dieu et il n’y a qu’une vérité, c’est la nôtre, c’est celle de notre chef. Si vous ne vous soumettez pas, vous n’avez pas le droit d’exister. Mais si moi, djihadiste, je tue un enfant, c’est pour la gloire d’Allah, ce n’est pas grave. La gloire d’Allah est quand même supérieure à la mort de 1000 enfants!

Les islamistes tuent sans états d’âme?
Il y a une formule qui s’applique bien en l’occurrence, c’est celle de La Boétie, le copain de Montaigne. Il parle du bonheur dans la servitude volontaire. Pourquoi les hommes éprouvent-ils un tel bonheur à se soumettre? Parce que dès qu’on s’engage dans un groupe, que ce soit chez les nazis, les communistes ou les djihadistes, on n’a plus d’angoisse. Tous les criminels de guerre disent la même chose: «Je n’ai fait qu’obéir, donc je ne suis responsable de rien.» Cette perte de jugement apporte un grand bénéfice psychologique. C’est un tranquillisant.

Vous avez vécu ce face-à-face avec le mal, à 6  ans, quand vous avez été arrêté par les nazis à Bordeaux, mais vous avez réussi à vous échapper.
Je suis juif et j’ai été arrêté pour être envoyé à Auschwitz, à l’âge de 6 ans et demi. La dame qui me cachait a dit au milicien nazi: «Si vous le laissez vivre, on ne lui dira pas qu’il est juif», mais il a répondu: «Si on le laisse grandir, il deviendra un ennemi de Hitler.» C’est ce qu’on dit aujourd’hui aux djihadistes: «Tuez-les tous!»

Le djihadiste prend du plaisir à égorger un enfant ou un journaliste?
Il trouve son bonheur dans la servitude. Il sait aussi que, s’il ne l’égorge pas, il sera obligé de quitter son groupe. Si vous répétez comme un perroquet la voix du maître, du chef vénéré, tout ira bien pour vous. Mais si vous ne répétez pas exactement la voix du maître, ou si vous ne faites pas exactement ce qu’il veut, vous serez liquidé.

Les islamistes enlèvent les femmes pour les vendre comme esclaves. D’où vient cette haine des femmes?
La religion qui a le plus protégé les femmes, c’est le christianisme, parce qu’il y avait la Vierge Marie. J’ai un peu de mal à comprendre la violence des djihadistes contre les femmes, de même que j’ai un peu de mal à comprendre pourquoi il y a tant de femmes qui sont séduites par les djihadistes.

C’est encore la passion de la servitude?
Ça me rappelle le nazisme, là aussi. Les nazis avaient un mépris incroyable pour les femmes: ils les traitaient de juments, de poules. Pourquoi ont-elles voté pour le nazisme? Parce que le nazisme leur promettait mille ans de bonheur. Le même discours que les djihadistes! Si vous vous voilez, vous serez une femme vertueuse, on va vous respecter, vous serez plus près de Dieu. Beaucoup de femmes appellent cela le féminisme djihadiste. Vous comprenez cela, vous?

Les femmes esclaves sont réservées au chef ou livrées au groupe de combattants?
Lévi-Strauss disait qu’on fait circuler les femmes pour faire du social. On les marie au gré des nécessités: tu épouseras Untel parce qu’il a un champ voisin du mien, parce que c’est le fils d’un roi qui nous permettra d’éviter la guerre… En donnant les femmes, on assure la paix sociale. Mais ça implique que la personnalité des femmes n’existe pas. C’est encore plus vrai pour les femmes réduites en esclavage.

Comment des filles qui ont vécu en France peuvent-elles sombrer dans l’islamisme?
La faute de notre démocratie, c’est de ne pas avoir assez respecté les origines des gens, qu’ils soient Maghrébins, Polonais, juifs ou Africains. Il y a un phénomène de déculturation, une amputation de la personnalité. Ils vivent en France, donc ils doivent apprendre la langue, respecter les lois et même les rituels, y compris dans le domaine de l’habillement, qui est un langage commun. Mais il faudrait leur dire aussi: «Soyez fiers de vos parents, de vos grands-parents, de votre histoire.»

Les djihadistes tuent, mais ont aussi le goût du martyre.
Les chrétiens ont gagné leurs galons quand ils ont été persécutés, à partir du quatrième siècle. Toute l’imagerie chrétienne est fondée sur la persécution: au départ, il y a quand même un homme qui est crucifié! Se dire persécuté, aujourd’hui, c’est provoquer l’indignation qui va rallier toutes les braves âmes. Depuis la guerre de 1967 où les Israéliens ont été incroyablement vainqueurs, j’appelle cela malheur aux vainqueurs! Dans notre culture qui refuse la violence, on ne s’identifie plus aux vainqueurs, mais aux vaincus.

Le massacre de Gaza, où plus de 2000 Palestiniens ont été tués, c’est une défaite pour Israël?
C’est une victoire militaire, mais une défaite sur le plan émotionnel. Quand je vais en Israël, que me disent les Israéliens? On est obligés de se défendre comme cela, parce que, de toute façon, on ne peut pas être haïs davantage. Les bombardements israéliens dans la bande de Gaza étaient insupportables à voir, ils ont touché des êtres humains, des femmes, des enfants, mais il faut dire aussi qu’en Cisjordanie il y a une croissance de 5%, des bourses pour les étudiants palestiniens… Ce qu’on voit à la télévision, c’est la manipulation de l’émotion, comme les nazis le faisaient quand ils montraient des gros juifs avec un cigare et un haut-de-forme, assis sur des paquets de dollars.

Pourquoi cette régression intégriste qui enflamme la région?
C’est la victoire de la pensée paresseuse. Le mot que répètent les djihadistes, c’est humiliation. L’humiliation des Allemands au traité de Versailles a été récupérée par Hitler pour légitimer le nazisme. Les djihadistes parlent tout le temps de l’humiliation. Se présenter en victime, c’est une manière de légitimer sa propre violence. C’est comme dans les cours de récréation: «C’est lui qui a commencé, Madame, je n’ai fait que me défendre.»

Le djihadiste qui va se faire exploser en Irak, il va au bout de la soumission et du plaisir?
Oui, il y a une érotisation de la mort. Les groupes d’extrême droite ont toujours érotisé la mort. Quand l’écrivain japonais Mishima se fait seppuku, c’est son meilleur ami qui lui tranche la tête. C’était son amant. Se faire décapiter par celui qu’on aime, ce n’est pas beau? (Sourire.)

Il y a une homosexualité refoulée chez les djihadistes?
Si vous dites cela à un djihadiste, votre espérance de vie sera très brève! (Rire.) Lacan a parlé d’un refoulement sexuel tel qu’il mène à l’intégrisme religieux. Je pense que les djihadistes aiment la mort. Les SS disaient: «Vive la mort!» Eux, ils aiment la mort, celle qu’ils donnent et celle qu’ils reçoivent. C’est un acte d’érotisme sadique. D’ailleurs, il y a des mises en scène sadiques: la décapitation, le goût de l’image que l’on retrouve aussi chez les pédophiles.

Vous n’êtes pas surpris par le silence des féministes européennes face au sort des femmes?
Depuis quand s’indigne-t-on du massacre des chrétiens et des chrétiennes? Depuis quelques jours! Depuis quand dure-t-il? Depuis vingt ou trente ans. Pourquoi a-t-on laissé se développer le mouvement djihadiste, qui est une menace totalitaire planétaire?

Pourquoi ce retour de la barbarie?
Je pense qu’on ne sait pas vivre en paix. On est plus doué pour vivre dans la guerre, même si ça nous fait souffrir, que pour vivre dans la paix. Parce que pour vivre en paix, il faut prendre l’initiative du bonheur. Il faut organiser des fêtes, il faut parler gentiment, il faut chercher à comprendre l’autre, cet autre qui n’a pas la même couleur de peau que moi, pas la même religion, pas le même niveau social. Je dois me décentrer empathiquement de qui je suis pour me représenter qui il est.

Le djihadiste n’est pas dans cet état d’esprit.
La seule chose qu’il fait, c’est de dire: «J’ai raison et j’impose ma loi.» La preuve qu’on ne sait pas vivre en paix, c’est qu’en période de paix les garçons passent leur temps à se mettre en danger. Ils se lancent d’un pont avec un élastique et, ensuite, ils sont en pleine euphorie. On a besoin de danger, on a besoin d’excès. Le jour où je me suis balancé du pont, j’ai été plus fort que ma peur.

Vous ressentez une forme d’angoisse devant l’évolution du monde?
Une angoisse, non, mais plutôt une immense tristesse. Parce que j’ai déjà connu cela dans mon enfance et, maintenant que je marche vers ma 78e année, je vois réapparaître le même processus sous un autre nom. Tous nos efforts de paix, tous nos efforts d’égalité entre nous et avec les femmes, je vois qu’ils sont désormais menacés. Tristesse, désespoir… Ce n’est pas une angoisse, c’est de l’ordre du désespoir.

Mais vous gardez espoir?
Les tyrans finissent toujours par mourir. Si les djihadistes imposent leur terreur, il y aura des gens intelligents qui vont s’organiser, qui vont faire un réseau de résistance, érotiser leur courage, érotiser leur résistance. On aura un nouveau cycle, de nouveaux héros, de nouveaux résistants. Et dans vingt ans, les djihadistes seront finalement vaincus. On fera de belles pièces de théâtre et de beaux récits mythiques pour glorifier leur combat, comme on en fait aujourd’hui pour glorifier ceux qui ont résisté au nazisme.

Les Américains et les Français ont pris fait et cause, d’emblée, pour la révolte contre le régime laïc d’Assad. Ce n’était pas une faute?
Bien sûr! Je ne suis pas très expert en politique, mais je connais bien les pays arabes où je vais très souvent. Si George Bush m’avait téléphoné, je lui aurais dit de ne pas aller en Irak. Il ne m’a pas téléphoné, il est allé en Irak et il a déstabilisé tout l’équilibre fragile de la région.

Vous êtes croyant?
Non.

Mais vous êtes attaché à la tradition juive?
Non. Je la connais à peine. Je suis juif parce que mes parents l’étaient et parce que, si je ne le disais pas, j’aurais l’impression de les trahir.

Les victimes des islamistes pourront-elles surmonter leur traumatisme?
Oui, c’est le principe de la résilience. Quand j’ai échappé aux nazis, j’avais 6 ans et demi. Dans mon esprit d’enfant, j’avais triomphé de l’armée allemande. J’étais plus fort que l’armée allemande! J’en étais fier et ça m’a beaucoup aidé dans la vie. Les épreuves les plus terribles nous donnent aussi de la force. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire