Les carottes sont cuites pour
l'industrie du sexe en Suède: voici pourquoi
26 mars 2013, 05:41
En Suède, des lois innovatrices en matière de prostitution criminalisent
les prostitueurs et pas les prostituées. Le résultat: une baisse de 70
pour cent du chiffre d’affaires de l’industrie. Joan Smith a pris pace à
bord d’une voiture de patrouille de Stockholm pour savoir comment cela
fonctionne - et si la Grande-Bretagne pourrait emboîter le pas.
par Joan Smith, le mardi 26 mars 2013, The Independent (Royaume-Uni)
Je suis assise à l’arrière d’une voiture de police banalisée sur la petite
île de Skeppsholmen, juste à l’est du pittoresque Vieux-Stockholm. Nous
sommes au pied du Musée d’art moderne de la ville, mais c’est une nuit sombre
de février et nous ne sommes pas ici en quête de culture. «Ils se garent
là-haut», me dit le détective assis sur la banquette avant, pointant du doigt
un parking en haut de la colline. « Nous attendons quelques minutes,
puis nous sortons de l’auto, grimpons la colline et ouvrons les
portes. »
Ce qui se passe ensuite est typique de la façon dont fonctionne en pratique
la loi suédoise qui pénalise l’achat de sexe. Le conducteur de la voiture,
qui a amené une femme prostituée sur l’île pour des relations sexuelles, est
arrêté sur le champ. On lui laisse le choix : admettre l’infraction
et payer une amende, proportionnelle à ses revenus, ou aller contester au
tribunal et courir le risque d’être identifié publiquement. Quant à la
femme, elle n’a violé aucune loi et se voit offrir l’aide des services sociaux
si elle souhaite quitter la prostitution. Dans le cas contraire, elle est
autorisée à repartir.
« Acheter du sexe est l’un des crimes les plus honteux pour l’homme
arrêté », explique le détective, Simon Haggstrom. Il est jeune, Noir,
et son apparence – crâne rasé et jeansbaggy – le fait plus
ressembler à un cadre du monde de la musique qu’à un flic. Mais il est en
charge de l’unité de la prostitution du Service de police du comté de
Stockholm, et il est fier du fait qu’il a arrêté plus de 600 hommes en vertu de
la loi suédoise: « Nous avons arrêté toutes sortes de gens, allant des
toxicomanes aux politiciens. J’ai même déjà arrêté un prêtre, et il m’a dit que
j’avais ruiné sa vie. Je lui ai répondu: « Ce n’est pas moi qui ai ruiné votre
vie, mais
vous-même. »
La décision prise par la Suède de renverser des siècles de préjugés au
sujet de la prostitution et de criminaliser les acheteurs de sexe a provoqué
l’étonnement lorsque cette loi est entrée en vigueur en 1999. Alors que le
débat faisait rage ailleurs à savoir si la prostitution devrait être légalisée,
l’idée très simple du gouvernement suédois – on n’arrêtait pas les bonnes
personnes – s’avérait nouvelle et controversée. La surintendante-détective
Kajsa Wahlberg est rapporteure nationale pour la Suède sur la traite des êtres
humains.Lorsque je la rencontre à son bureau de Stockholm, elle se remémore
qu’un policier d’un autre pays a été jusqu’à accuser les Suédois de recourir à
des « méthodes nazies ».Wahlberg reconnaît que de nombreux policiers
suédois étaient également sceptiques. «Au début, il y avait de la
frustration et de la colère au sein du service. On aurait cru qu’ils mâchaient
des citrons », dit-elle avec un rire ironique.
Tout cela a changé de façon spectaculaire depuis l’entrée en vigueur de la
loi. « Le principal changement que je constate, en rétrospective, est
le fait d’avoir obtenu l’adhésion des hommes », explique la surintendante
Wahlberg. « C’est un problème sexospécifique. Des hommes achètent des
femmes. L’un des facteurs-clés est la formation des agents de police. Quand ils
et elles comprennent le contexte, le portrait devient clair. » Elle
parle des diverses raisons qui amènent les femmes dans la prostitution, citant
des recherches qui montrent souvent des antécédents d’abus sexuels dans
l’enfance, aggravés par des problèmes de drogue et d’alcool.
« Elles n’ont pas confiance en eux-mêmes. Elles ont été laissées de
côté ou négligées et essaient d’obtenir toutes sortes d’attentions. On ne parle
pas ici du choix d’une femme adulte. » Au cours des années 1990, le
gouvernement suédois a graduellement accepté les arguments de groupes de femmes
faisant valoir que la prostitution constituait un obstacle à l’égalité entre
les sexes et une forme de violence contre les femmes.
Ce qui est remarquable, c’est que l’opinion publique, hostile au départ, a
viré bout pour bout et adopté ce point de vue ; aujourd’hui, 70 pour cent
de la population est favorable à la nouvelle loi. «Nous avons changé la
mentalité de la population suédoise," me dit Simon Haggstrom. Ce
changement s’observe facilement parmi les vétérans de son
unité.
Un flic en civil, qui est policier depuis 37 ans, semble encore surpris
quand il se souvient de ce qui s’est passé il y a 14 ans. « Quand la
loi est entrée en vigueur, les rues se sont vidées pendant six mois »,
dit-il.
Ces jours-ci, il est l’un des partisans les plus enthousiastes de la loi,
ayant lui-même pu constater le déclin du nombre de femmes maintenues dans la
prostitution de rue à Stockholm. Là où il y avait auparavant de 70 à 80
femmes qui vendaient du sexe à l’extérieur, de nos jours c’est entre cinq et 10
en hiver, et 25 en été. Quelques femmes font aussi les rues de Malmö et
Göteborg, mais les statistiques suédoises demeurent bien inférieures à celles
du Danemark, où la prostitution a été décriminalisée. Le Danemark ne
compte qu’un peu plus de la moitié de la population suédoise, mais une
recherche a indiqué que plus de 1 400 vendeuses de sexe se pressent dans
les rues
danoises.
La loi a aussi apporté d’autres changements. Avant 1999, la plupart
des femmes prostituées dans les rues de Stockholm étaient suédoises. Aujourd’hui,
elles viennent des pays baltes ou d’Afrique, et ont déjà vendu du sexe dans
d’autres pays aussi. Elles disent d’ailleurs aux policiers de l’unité du
détective Haggstrom qu’elles sont beaucoup plus susceptibles d’être victimes de
violences dans les pays où la prostitution a été légalisée.
Les hommes suédois veulent des fellations et des coïts, rien de
plus », me dit le flic en civil.«Ils savent qu’ils doivent bien se
comporter ou ils peuvent être arrêtés. Ils se retiennent d’être
violents. »
C’est une observation fascinante. parce que l’une des critiques adressées
d’avance à la nouvelle loi était qu’elle allait rendre la prostitution plus
dangereuse. Tous les policiers suédois à qui j’ai parlé m’ont bien dit
qu’il s’agissait d’un mythe, tout comme l’idée que la prostitution allait
devenir clandestine. « Si un acheteur de sexe peut trouver une femme
prostituée dans un hôtel ou un appartement, la police peut le faire
aussi », observe ironiquement Haggstrom.
« Les pimps doivent annoncer », explique-t-il. Des agents ont été
spécialement formés à surveiller l’internet et la police a également accès à
des procédures d’écoute téléphonique, qui leur indique que les trafiquants ne
considèrent plus la Suède comme un marché rentable. «Nous avons entendu
sur écoute des proxénètes dire que la Suède ne les intéressait pas »,
continue Haggstrom. «Même s’ils échappent à l’arrestation, nous arrêtons
leurs clients et leurs décisions ne sont fondées que sur les profits envisagés :
c’est bien simple
à comprendre. »
Les statistiques sur la criminalité suédoise semblent étayer son
argumentation. En 2011, seulement deux personnes ont été condamnées pour
traite à des fins sexuelles et 11 autres pour proxénétisme lié à la traite. (Cette
même année, 450 hommes ont été reconnus coupables et condamnés à une amende
pour achat de sexe, y compris un certain nombre de touristes étrangers). En
2012, les chiffres ont été légèrement plus élevés: trois condamnations pour
traite et 32 pour l’infraction connexe de proxénétisme. Mais 40 femmes,
pour la plupart originaires de Roumanie, ont eu suffisamment confiance dans le
système de justice pénale suédoise pour servir de témoins à charge contre les
hommes qui les
exploitaient.
La législation suédoise pourrait-elle fonctionner dans d’autres pays? La
Norvège et l’Islande ont toutes les deux adopté des lois interdisant l’achat de
sexe, et le Royaume-Uni a amorcé certaines démarches en vue d’une éventuelle
criminalisation des prostitueurs ; c’est déjà une infraction pénale que
d’acheter du sexe à des personnes de moins de 18 ans ou à une adulte qui est
exploitée par des proxénètes ou des trafiquants. Mais on compte encore
très peu de condamnations, ce qui suggère que les policiers britanniques ne
partagent pas les vigoureuses attitudes de leurs homologues suédois. Simon
Haggstrom convient avec Kajsa Wahlberg que la loi à elle seule ne suffit pas:
« Il vous faut des ressources pour l’appliquer. Il vous faut des agents
qui sortent procéder à des arrestations. »
Dans la voiture de patrouille, quelque chose arrive qui révèle la pleine
mesure du changement de paradigme qui a touché les hommes et les femmes en
Suède. Dans une rue brillamment éclairée, Haggstrom pointe du doigt deux
femmes roumaines qui travaillent comme prostituées. Alors que je les
imagine traverser le pont avec un parfait inconnu vers le triste parking de
Skeppsholmen, Haggstrom se tourne vers moi et me dit à voix
basse :« Avoir des relations sexuelles n’est pas un droit de la
personne.
Site Web du texte de départ : http://www.independent.co.uk/life-style/health-and-families/features/why-the-games-up-for-swedens-sex-trade-8548854.html
Traduction : Martin
Dufresne
©Joan Smith, The Independent,
March 2013.
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