Maritain

Raïssa Maritain  Les Grandes Amitiés, coll. « Livre de vie », Desclée de Brouwer, 1949

«J’ai gardé de mon grand-père maternel le souvenir d’une bonté extrême, et d’une douceur qui, même à mes yeux d’enfants, a toujours paru extraordinaire… Elles venaient de sa haute piété, de sa piété de « hassid », de cette mystique juive qui a divers aspects, tantôt plus intellectuels, tantôt plus affectifs… La religion de mon grand-père était toute d’amour et de confiance, de joie et de charité.  »"

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Quoique tous mes souvenirs affluent en moi au fur et à mesure que je les évoque, et ressuscitent avec leurs fraîches couleurs de jadis, ici, je t'avoue, il ne m'est plus possible de revivre au même degré la profonde détresse de mon cœur défaillant de faim et de soif de la vérité.
Cette angoisse métaphysique pénétrant aux sources mêmes du désir de vivre, est capable de devenir un désespoir total, et d'aboutir au suicide. Je crois qu'en ces dernières et sombres années, en Autriche, en Allemagne, en Italie, en France, des milliers de suicides sont dus à ce désespoir, plus encore qu'à l'excès des autres souffrances endurées dans le corps et dans l'âme.
]e ressentirais quelque chose d'analogue s'il arrivait que la France bien-aimée, en qui nous avons mis toute notre espérance en ce monde, devenait - mais non, ce peuple, cette jeunesse que nous avons connus ne le permettront pas - un pays barbare où la cruauté d'esprit et la grossièreté de cœur feraient la loi, où les valeurs évangéliques seraient tournées en dérision, où la liberté* de l'esprit serait humiliée, où régneraient le plus dur utilitarisme*, le faux réalisme, et le brutal instinct de domination. Alors il ne nous resterait plus qu'à supplier le Seigneur de nous retirer au plus tôt de ce monde, et à dire un Nunc dimittis de désespoir.
Je crois que des milliers de morts aujourd'hui sont dues à la déception totale de l'âme qui se croit trompée d'avoir eu foi en l'humanité, d'avoir cru à la force triomphante de la vérité et de la justice, de la bonté et de la pitié, de tout ce que nous savons être le bien.
C'est une angoisse de cette sorte que j'ai vécue alors. Mais elle a été un peu plus tard si miséricordieusement guérie qu'il m'est difficile, par-dessus tant de douceur et de bonheur, de la ressentir de nouveau dans toute son amertume. Sans doute d'autres angoisses sont venues, d'autres douleurs, souvent immenses, mais cette détresse-là je ne l'ai plus jamais connue. Cependant je ne l'ai pas oubliée. On n'oublie pas les portes de la mort.
Nous venions donc de nous dire ce jour-là que si notre nature était assez malheureuse pour ne posséder qu'une pseudo-intelligence capable de tout sauf du vrai, si, se jugeant elle-même, elle devait s'humilier à ce point, nous ne pouvions ni penser ni agir dignement. Alors tout devenait absurde, - et, inacceptable - sans même que nous sachions quelle chose en nous se refusait ainsi à accepter.
- Nous ne pouvons vivre selon des préjugés, bons ou mauvais, nous avons besoin d'en peser la justice et la valeur - mais selon quelle mesure? Où est la mesure de toutes choses?
- Je veux savoir si d'être est un accident, un bienfait ou un malheur; je méprise la résignation et le renoncement de l'intelligence dont nous avons tant d'exemples autour de nous.
Nous ne voulions pas non plus vouloir aveuglément ; cette «sublime» absurdité nous paraissait un monstre, et nous faisait horreur.
Ce qui nous a sauvés alors, ce qui a fait de notre réel désespoir un désespoir encore conditionnel, c'est justement notre souffrance. Cette dignité à peine consciente de l'esprit a sauvé notre esprit par la présence d'un élément irréductible à l'absurde où tout voulait nous conduire.
Déjà j'en étais venue à me croire athée; je ne me défendais plus contre l'athéisme, persuadée à la fin, ou plutôt dévastée par tant et tant d'arguments que l'on donnait pour «scientifiques». Et l'absence de Dieu dépeuplait l'univers,
- Si nous devons aussi renoncer à trouver un sens quelconque au mot vérité, à la distinction du bien et du mal, du juste et de l'injuste, il n'est plus possible de vivre humainement.
Je ne voulais pas d'une telle comédie. J'accepterais une vie douloureuse, mais non une vie absurde. Jacques avait pensé longtemps qu'il valait encore la peine de lutter pour les pauvres, contre l'esclavage du «prolétariat». Et sa propre générosité l'avait fortifié. Mais maintenant il se trouvait aussi désespéré que moi.
- Cette vie que je n'ai pas choisie, je ne veux pas non plus la vivre, dans de telles ténèbres. Car la comédie est sinistre. Elle se joue sur un théâtre de larmes et de sang.
Notre parfaite entente, notre propre bonheur, toute la douceur du monde, tout l'art des hommes ne pouvaient nous faire admettre sans raison - en quelque sens que l'on prenne l'expression - la misère, le malheur, la méchanceté des hommes. Ou bien la justification du monde était possible, et elle ne pouvait se faire sans une connaissance véritable; ou bien la vie ne valait pas la peine d'un instant d'attention de plus.
- Quand il n'y aurait qu'un seul cœur au monde à souffrir certaines souffrances, un seul corps à connaître l'agonie de la mort, cela exigerait une justification; et quand il n'y aurait que la souffrance d'un seul enfant* ; et quand même les animaux* seuls souffriraient sur la terre, cela, tout cela, exigerait une satisfaction.
- En aucun cas l'état de choses n'est acceptable sans une lumière vraie sur l'existence. Si une telle lumière est impossible l'existence aussi est impossible, et il ne vaut pas la peine de vivre.
Si ... Si ... Et nous allions ajoutant des strophes sombres et des strophes sombres à ce chant de notre détresse. Mais il y avait toujours ce conditionnel dans notre âme. Il y avait toujours cette petite espérance, cette porte entr'ouverte sur le chemin du jour.
Avant de quitter le Jardin des Plantes nous prîmes une décision solennelle qui nous pacifia : celle de regarder en face, et jusqu'en leurs dernières conséquences - pour autant que cela serait en notre pouvoir - les données de l'univers malheureux et cruel dont la philosophie du scepticisme et du relativisme était l'unique lumière.
Nous ne voulions accepter aucun masque, aucune cajolerie des grandes personnes endormies dans leur fausse sécurité. L'épicurisme qu'elles proposaient était un leurre, tout autant que le triste stoïcisme*, et l'esthétisme - un amusement. Nous ne voulions pas non plus, parce que la Sorbonne avait parlé, considérer que tout était dit. Le monde universitaire était alors chez nous si hermétiquement clos sur lui-même, qu'à cette simple pensée nous avions déjà quelque mérite.
Nous décidâmes donc de faire pendant quelque temps encore confiance à l'inconnu; nous allions faire crédit à l'existence, comme à une expérience à faire, dans l'espoir qu'à notre appel véhément le sens de la vie se dévoilerait, que de nouvelles valeurs se révéleraient si clairement qu'elles entraîneraient notre adhésion totale, et nous délivreraient du cauchemar d'un monde sinistre et inutile.
Que si cette expérience n'aboutissait pas, la solution serait le suicide; le suicide avant que les années n'aient accumulé leur poussière, avant que nos jeunes forces ne soient usées. Nous voulions mourir par un libre refus s'il était impossible de vivre selon la vérité.


Les Maritain, un couple indissociable

Si Jacques Maritain, philosophe prolixe, est encore beaucoup lu aujourd’hui, Raïssa, son épouse, philosophe, mais aussi poète et mystique, s’efface peu à peu de la mémoire collective. Pourtant, comme il l’affirmait lui-même, sans Raïssa, « il n’y aurait pas eu de Jacques Maritain  ».
A l’Ouest de Strasbourg, dans la vallée de la Bruche, un village alsacien, Kolbsheim. Sur la stèle de la tombe, au cimetière, un nom et un prénom en larges caractères, puis deux dates : « Raïssa Maritain, 1883-1960 ». En bas, à droite, en plus petit, un peu comme un hommage, un autre prénom, deux autres dates, puis cette conjonction de coordination qui semble tout dire, tout résumer : « Et Jacques, 1882-1974 ». Comme si le destin de ces deux intellectuels, de ces deux vies, ne formait qu’une seule et même existence, indissociable, irréductible. De sa muse, le philosophe a pu écrire que sans elle, « il n’y aurait pas eu de Jacques Maritain ». Ajoutant à l’intention de leur ami, l’écrivain Julien Green : « Raïssa m’aide tout le temps tandis que je trébuche sur les pierres du chemin ». Quel chemin ? Et quelles pierres ? Raïssa était-elle un Être envoyé, qui montre la voie, désigne l’objectif et préserve les pieds du faux-pas ?

D’où tenait-elle cette grâce ?
Chemin de sainteté, voies de la raison et de la prière, certitude de la miséricorde plus grande que tout. « Contempler – cette forme plus haute de l’action – et transmettre aux autres le fruit de cette contemplation » : la devise de saint Thomas d’Aquin, leur maître, leur sied à la perfection. À chacun. Car si Jacques fut le philosophe à l’œuvre foisonnante et cet être de prière, Raïssa fut celle qui mit les mots de la poésie sur une vie hors du commun, théorisa ce besoin irrépressible et vital de l’oraison, et se tint derrière et aux côtés de l’homme qui partagea sa vie.D’où tenait-elle cette grâce ? Même si elle laisse une œuvre poétique et philosophique remarquable, Raïssa passe volontiers d’abord pour une mystique. Ses écrits parlent pour elle. La mention des amis de jeunesse d’abord : Ernest Psichari ou Charles Péguy, il y a là l’évocation de deux êtres à la pensée aussi vibrionnante que leur existence. Une passion de l’humain adossée à un désir fou du ciel, des êtres épiques.
Un théologien contemporain a pu écrire que le mystique était cet homme – ou cette femme – « seul avec Dieu ». Sans doute. Mais d’une solitude toute relative, dès lors que vos contemporains reconnaissent en vous un maître, un ami, un sage, un prophète : une personne digne de confiance et d’être suivie. Quand, de surcroît, cette personne est formée aux disciplines de l’intelligence et dotée de la grâce de l’accueil, comme le fut Raïssa Maritain, la personnalité s’avère unique et universelle aussi. Toujours disponibles, les « Notes sur le Pater », rassemblées par Jacques et publiées par lui, mais écrites par Raïssa, traduisent ce haut degré d’exigence avec soi et cette infinie profondeur de la bonté. Mystique du cœur intelligent, meilleur fruit d’un thomisme mûri et généreux.

La fille d’Israël
Curieux couple, totalement incompréhensible selon les critères de notre époque. La fille d’Israël – son prénom veut dire Rachel – et le fils de Calvin allaient donner à notre histoire des lettres et de la pensée le duo le plus inouï qui soit. Ils s’unissent après des années communes sur les bans de la Sorbonne, étudiants impatients des leçons de Bergson. Le maître apaise un peu la terrible angoisse intellectuelle et existentielle qui les habite… et les rassemble. Deux ans plus tard, en 1906, ils sont baptisés dans l’Église catholique romaine. Léon Bloy est leur parrain.
Six ans plus tard, ils font le vœu de vivre comme frère et sœur… Cela ne les empêche pas, entre les deux guerres mondiales, de devenir la coqueluche – si l’on ose dire – du Paris des Arts et des Lettres. Leur maison de Meudon ne désemplit pas : Gide, Cocteau, mais aussi le futur cardinal Congar, et bien d’autres. Si Jacques manifeste alors cette incroyable capacité à tout entendre, à tout écouter, à renvoyer ses hôtes à eux-mêmes, à leur conscience, à leur liberté, c’est Raïssa qui reçoit et consigne dans ses notes les écrits destinés à devenir ce livre qui fera date : Les grandes amitiés. Raïssa qui aime la liturgie catholique, cette prière des grandes œuvres de Dieu, cette épiphanie divine… mais veille à préserver l’oraison, la sienne et celle de Jacques, cette prière intime sans laquelle rien n’est possible.

La gardienne et la muse
D’où vient ce génie de l’autre, de l’hôte ? Où chercher les racines de cette soif du ciel manifestée par les Maritain ? D’une enfance sans père pour Jacques, alors que sa mère est divorcée d’un avocat protestant sans éclat et sans envergure ? D’une famille juive émigrée pour Raïssa ? Comment oublier Rostov-sur-le-Don et ses pogroms, et ce grand-père maternel, hassid, juif pieux, qui tourne tout en joie et gratitude, en dépit des tracasseries de la police tsariste ? Si Dieu existe, il est immense comme la Russie et proche des hommes comme le Messie.
Vie sans enfants, mais pas sans fécondité. Où Jacques aurait-il trouvé la source pour évoquer dès les années 1930, à l’ère de la montée des périls, ce « Mystère d’Israël », selon une expression que reprendront les textes du concile Vatican II ? Raïssa la gardienne et Raïssa la muse. Il y a quelque chose de profondément touchant, émouvant même, à découvrir les manuscrits de l’un annotés par l’autre. « Tu es aussi professeur de philosophie », critique Raïssa relisant les épreuves du Court traité de l’existence et de l’existant. « Mais je suis un homme libre. Il faut laisser ça parce que c’est vrai », répond Jacques. Superbe échange d’un couple où la quête de l’existence fut réglée par cette obsession : la vérité.

Tout à la fois Marthe et Marie
Dans le second tome des Grandes amitiés, joliment intitulé Les aventures de la Grâce, Raïssa Maritain décrit l’effervescence intellectuelle et humaine, donc spirituelle, qui fit palpiter le cœur de la France après 1918. Elle écrit au chapitre VII : « Je me propose de parler maintenant de quelques événements domestiques et des premiers travaux de Jacques ». La maison et la philosophie. Marthe et Marie, les choses de la terre et celles du ciel… Dans De la vie d’oraison, elle rappelle : « La vie contemplative est selon les choses divines et la vie active selon les choses humaines, c’est pourquoi saint Augustin dit : “ Au commencement était le Verbe, voilà celui que Marie entendait ; et le Verbe s’est fait chair, voilà celui que Marthe servait ” ». Une citation en forme d’autoportrait pour celle qui fut l’ange et la muse d’un des plus beaux esprits du XXe siècle.
Benoît Vandeputte, dominicain, 2008


Extraits des Grandes amitiés, de Raïssa Maritain, Parole et Silence, 2000.

«J’ai gardé de mon grand-père maternel le souvenir d’une bonté extrême, et d’une douceur qui, même à mes yeux d’enfants, a toujours paru extraordinaire… Elles venaient de sa haute piété, de sa piété de « hassid », de cette mystique juive qui a divers aspects, tantôt plus intellectuels, tantôt plus affectifs… La religion de mon grand-père était toute d’amour et de confiance, de joie et de charité.  »
 «Nous fûmes baptisés à 11 heures du matin. Léon Bloy était notre parrain… Une paix immense descendit en nous, portant en elle les trésors de la foi. Il n’y avait plus de questions, plus d’angoisse, plus d’épreuves – il n’y avait que l’infinie réponse de Dieu. L’Église tenait ses promesses. Et c’est elle la première que nous avons aimée. C’est par elle que nous avons connu le Christ ».
 «La vocation chrétienne est une vocation contemplative. C’est par l’intelligence qu’au ciel, nous aurons notre béatitude :gaudium de veritate… Assurément, c’est la charité qui est le principe et la fin de la contemplation. Et les saints nous apprennent que dans l’union contemplative les précédés naturels de l’intelligence doivent faire place à des ténèbres pleines de lumières dans lesquelles Dieu se fait connaître par l’expérience… C’est ainsi que, du plus illettré au plus érudit, les chrétiens sont, proprement, des intellectuels ; et que le plus grand méfait des pseudo-intellectuels du monde moderne et d’avoir amené, chez beaucoup, la confusion de l’intelligence avec leur frénésie. »

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